MERRICK
Épuisé.
Merrick
était toujours épuisé. Depuis qu'il avait fini d'apprendre les
bases de son métier et qu'il travaillait avec son père, il était
épuisé.
Épuisé
de couper et de travailler le bois, épuisé de l'assembler, épuiser
de le porter.
Pourtant,
il aimait le bois. C'était ce qu'il en faisait qui lui déplaisait.
Lui qui avait rêvé de bâtir des maison et des échoppes, de
sculpter des enseignes. Au lieu de cela, il devait concevoir des
cercueils.
Lui
qui n'aspirait qu'à créer pour les vivants devait se contenter de
servir les morts.
Merrick
ne dénigrait pas la profession de son père, bien au contraire.
Après vingt-deux ans passé dans une famille de croque-morts, il
savait le métier important et essentiel. Toutefois, ce n'était pas
ce qu'il avait envisagé pour son avenir. Pourtant il avait
conscience que l'affaire familiale se transmettait de père en fils,
à tel point que personne parmi ses proches ne lui avait jamais
demandé ce qu'il voudrait faire quand il serait plus grand. Hélas,
c'était le lot de bien des enfants ayant grandi à la campagne. Les
parents n'avaient pas toujours les moyens d'envoyer leurs
progénitures à la ville pour leur payer un apprentissage autre que
celui qu'ils pourraient leur transmettre eux-même sans avoir à
débourser le moindre sous. Merrick n'avait pas échappé à la
règle. Il ferait des cercueil et garderait le cimetière, comme son
père.
Cela
ne l'avait, bien sûr, pas aidé à se faire des amis.
Depuis
tout petit, il était montré du doigt par les autres enfants. Tous
pleins de vie, ils rechignaient à être en compagnie du fils du
croque-mort.
Toutes
sortes de superstitions se faisaient entendre à son sujet. Parfois
même directement en sa présence. Les gens parlaient de lui comme
s'il n'était pas à portée de leurs voix.
« Il
porte malheur » disait-on, « il attire la mort »,
« il a fait un pacte avec les fées », « il parle
aux morts », et bien d'autres fantaisies propres aux esprits
étriqués des petits villages comme Vertpré.
Au
début, ces remarques blessaient le jeune garçon qui, n'ayant jamais
rencontré aucune fée ni conversé avec un fantôme, ne comprenait
pas ces fariboles. Il était juste peiné d'être mis à l'écart,
simplement parce qu'il était le fils de l'homme qui prenait en
charge les morts du village.
Son
père aussi était passé par là, et il avait appris à vivre en
dehors de la communauté. Comme si le cimetière et leur maison était
un autre univers, collé au village sans jamais pouvoir le toucher.
Les seules interactions entre ces deux mondes avaient lieu lorsque
quelqu'un décédait. La famille du mort venait parler au
croque-mort. Celui-ci devait se déplacer dans le village pour ses
affaire, et cela faisait parler les gens jusqu'à l'enterrement.
Puis
les deux univers reprenaient leurs chemins, côte à côte, sans se
regarder.
Même
lorsque quelqu'un venait se recueillir sur une tombe, il ne semblait
pas remarquer la maison ou ses habitants.
Et
cette isolement avait longtemps affecté le petit Merrick.
Puis,
en grandissant, il avait commencé à faire comme le reste de sa
famille. Il avait appris à laisser dire les gens, à ne plus être
touché par leur stupidité.
Comme
son père, il devint détaché. Blasé par les gens du village, en
particulier ceux de son âge.
Le
jeune garçon avait aussi finit par s'habituer à rester dans le
cimetière, qui était sans équivoque l'endroit le plus silencieux
du village. Il en aimait le côté solennel, presque sacré.
Le
cimetière était situé à l'écart du village, en haut d'une des
imposantes collines qui le cernait, et la maison des croque-morts se
trouvait juste à côté de son portail.
Il
était à l'endroit qui représentait le mieux le ressenti des gens
du village concernant leurs chers disparus. Les morts n'avaient plus
rien à faire avec les vivants, mais il devaient pouvoir les observer
pour veiller sur eux.
Et
il est vrai que depuis le cimetière, la vue était imprenable.
Merrick
aimait grimper sur le toit du tombeau de la famille du maire, le plus
haut de tous, pour profiter du paysage le plus possible lorsqu'il
sculptait des petits sujets.
C'était
Oreste qui lui avait appris à tailler des animaux dans le bois, un
peu par hasard.
La
ferme d'Oreste était la bâtisse la moins éloignée du cimetière,
un de ses prés allait même jusqu'aux abords du terrain alloué à
la famille de Merrick. Celui-ci avait donc souvent l'occasion d'y
voir les bêtes du fermier.
Un
jour, alors que Merrick ne devait pas avoir plus de dix ans, il se
fit chahuté une énième fois par les enfants du village et, tout
naturellement, rentra donc se réfugier parmi les tombes pour y
pleurer tout son soûl. Une main réconfortante s'était posée sur
son épaule.
« Un
grand garçon comme toi ne pleure plus, lui avait dit Oreste sur un
ton bienveillant mais ferme.
– Les
autres... C'est à cause des autres que je pleure. Ils me mettent en
rage !
– Alors
ne leur fais pas plaisir en leur donnant ce qu'ils veulent. »
Merrick
avait regardé avec étonnement le fermier. Il n'avait jamais vu les
choses sous cet angle.
De
sa poche, Oreste sortit un petit mouton sculpté grossièrement dans
du bois et le tendit au jeune garçon qui le prit avec précaution et
l'observa. Ce n'était pas très réaliste et le bois n'était pas
vernis. On aurait dit que le morceau d'olivier que le fermier avait
choisi avait déjà eu la forme vague d'un mouton que l'homme l'avait
simplement affiné pour que chacun puisse y reconnaître l'animal.
« Quand
on est contrarié, on s'occupe intelligemment pour ne plus y penser,
fit Oreste un peu bourru. Voilà ce que je fais, moi. Si tu veux, je
peux t'apprendre. »
Merrick
avait accepté, fasciné par cette nouvelle philosophie et, surtout,
par la possibilité de créer quelque chose.
Le
fermier lui dit qu'il pouvait garder le petit mouton, puis il
commença par lui expliquer comment trouver le bon morceau de bois,
celui qui racontait déjà une histoire. Celui dans lequel Merrick
voyait déjà quelque chose. Il lui demanda d'en trouver au moins un
pour le lendemain.
A l'époque, Oreste venait de perdre sa mère et, durant l'année que dura sa période de deuil, il venait se recueillir chaque jour sur sa tombe, parfois avec sa femme et sa fille, et le plus souvent seul.
Et,
chaque jour, il retrouvait Merrick et ensembles ils sculptaient un
petit sujet. Il ne se parlait que pour demander ou expliquer des
détails sur le bois.
Puis
un jour, le fermier ne vint pas. Ses visites commencèrent à se
faire irrégulières après un an. Et finalement, il ne se déplaça
plus qu'une fois par an, pour l'anniversaire de la mort de sa mère.
Mais
même sans Oreste, Merrick continua de sculpter le bois.
Au
début, ce n'était que pour calmer ses diverses contrariétés, puis
ce fut tous les jours. Finalement, il comprit que même une bête
planche de bois avait des choses à raconter, alors il se mit à
sculpter sur toutes sortes de supports.
Puis,
un jour, son père commença à lui apprendre à travailler le bois
« sérieusement », comme il disait, pour construire des
cercueils. Et son apprentissage officiel de fossoyeur commença.
Des
mesures du mort à l'enterrement lui-même, il devait tout apprendre.
Sa
seule consolation avait été de pouvoir sculpter les croix.
Et
depuis qu'il avait débuté en tant que croque-mort, Merrick était
épuisé.
Ce
jour-là, avec la pluie qui tombait, impossible d'apercevoir grand
chose du village depuis le cimetière. Merrick distinguait tout juste
les bêlements des moutons d'Oreste.
Le
jeune homme soupira, les yeux fermés, puis les rouvrit pour regarder
les éclairs traverser les nuages. Le ciel sombre, la pluie et
l'orage donnaient au cimetière des allures fantomatiques, mais le
jeune fossoyeur y était habitué.
A
l'abri sous le porche du tombeau de la famille du maire, il attendait
que la tempête se calme. Au moins demain il fera un peu frais,
songea-t-il.
Avec
la chaleur des derniers jours, il n'avait pas eu le courage d'aller
au village emprunter son cheval à Raoul pour aller jusqu'à la
ville. Pourtant il devait s'y rendre, comme beaucoup de jeunes gens,
pour récupérer son costume pour la fête. Mais voyager par des
températures trop élevées le fatiguait.
Il
avait toutefois hâte que les célébrations commencent.
Contrairement à ce que les villageois laissaient entendre au sujet
de sa famille, Merrick et son père adoraient fêter le solstice.
C'était
la seule occasion qu'avait le jeune homme de fêter quelque chose
avec les autres, considérant que ses seules interactions avec les
gens de Vertpré étaient rarement festives.
Les
jeunes gens du village étaient toujours surpris de le voir pour le
Solstice, et ils l'étaient d'autant plus quand Merrick dansait parmi
eux, car il était assez bon danseur. Parfois même, il avait une
cavalière. Le plus souvent c'était la fille d'Oreste, Heolia.
Heolia
qu'il avait rencontré quelquefois à l'époque où Oreste venait au
cimetière tous les jours.
Ils
n'étaient pas vraiment amis, dans la mesure où ils s'étaient
rarement échangés plus que quelques mots, ils s'entendaient
toutefois plutôt bien. Du moins Heolia ne considérait-elle pas
Merrick comme un étranger.
Etait-ce
dû au fait que, comme sa propre famille, la famille d'Oreste vivait
à l'écart du village ? Comme un intermédiaire entre les fossoyeurs
et Vertpré, un lien entre les deux mondes.
Heolia
était la personne que Merrick voyait le plus souvent en dehors de
son propre père. Tout le printemps et tout l'été elle passait ses
journées dans la campagne autour de sa maison et le jeune homme
allait parfois lui tenir compagnie. Comme lui, elle aimait le
silence. Parfois ils passaient des heures sans se parler, avec pour
seul bruit autre que ceux de la nature, celui du couteau de Merrick
sur le bois qu'il sculptait.
Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce qu'ils dansent parfois ensembles, bien que cela fasse parler les gens.
Mais
il y avait bien longtemps que Merrick n'écoutait plus les gens.