vendredi 2 novembre 2012

Conte de Vertpré - partie I

LOUISON

Une pluie diluvienne tombait ce jour-là sur le petit village de Vertpré. La campagne alentour, d'ordinaire verte et ensoleillée, était écrasée sous de lourds nuages noirs qui obscurcissaient tant le ciel qu'il semblait que la nuit était tombée.
A cette heure-ci, un jour de beau temps, le village grouillerait de vie. Mais la pluie avait fait rentrer les hommes et les bêtes et, hormis le chien du boulanger qui aboyait tant et plus comme pour faire fuir la tempête, on entendait seulement l'eau tomber en abondance sur la terre qu'elle rendait de moins en moins ferme.
On aurait pu croire qu'un temps si peu clément aurait attristé les habitants. Pourtant, malgré l'orage, les villageois étaient satisfaits. Et même plutôt heureux.
L'été arrivait, et avec lui ses grosses chaleurs qui abîmaient les récoltes et fatiguaient les animaux. Les gens du village se rassuraient donc car la température des derniers jours se trouvait bien atténuée par cette pluie tant attendue.

Le bruit de l'eau martelant les tuiles des maisons et le sol résonnait dans les rues désertées de Vertpré. L'odeur de terre et d'herbe mouillées commençait à s'insinuer dans la grande salle de l'auberge, dont la porte était restée ouverte pour laisser entrer la fraîcheur apportée par l'orage.
A l'intérieur, une dizaine de villageois parlaient, s'interpellaient ou buvaient. L'ambiance était amicale, bruyante et portée par des voix masculines, pour la plupart.
Sous un tel déluge, on ne pouvait espérer travailler la terre ou sortir les bêtes et les hommes s'étaient donc retrouvés à l'auberge pour s'abriter, échanger avec leurs voisins, et bien sûr jouer ou boire.
Perrot n'était pas pour s'en plaindre, les jours comme celui-ci arrangeaient bien ses affaires. Son établissement était à l'image du village: petit et accueillant et Vertpré n'était pas un lieu de grande affluence, aussi l'auberge vivait grâce la clientèle locale. Celle-ci était fidèle mais peu dépensière. Les jours de pluie changeaient un peu la donne car ils amenaient d'autres gens que ses habitués.
Aodhan , qui avait pourtant sa forge à quelques mètres en face de la taverne sur la place du village, ne se déplaçait pour boire que ces jours-là.
Un drôle de garçon, celui-là, songeait Perrot à chaque apparition du jeune homme dans sa salle. Il venait rarement mais il avait une descente qui étonnait systématiquement l'aubergiste. Pourtant on ne l'avait jamais vu saoûl. Aodhan semblait savoir exactement où s'arrêter.
Pour le moment, il trinquait avec le boulanger et les deux soldats que le Duc avait assigné à la sécurité du village.

Raoul et Meodhor, ceux-là aussi il y avait de quoi dire à leur sujet, Perrot le savait. Le Duc ne devait pas s'inquiéter plus que cela de la sécurité de Vertpré pour envoyer deux incompétents comme ces deux-là. Ils n'avaient pas mauvais fond, au contraire, ils étaient même plutôt sympathiques pour des soldats, mais l'aubergiste doutait grandement de leur capacité à protéger tout un village. Ils passaient plus de temps à l'auberge qu'à arpenter les rues.
Ceci dit, dès qu'ils pouvaient rendre service, ils le faisaient. Encore ce matin ils avaient aidé Oreste avec quelques réparations. Mais ils ne manquaient jamais l'occasion de boire et aujourd'hui était sans doute une très bonne journée de leur point de vue.

Perrot soupira alors que les deux hommes appelaient sa femme, Manon, en souriant béatement pour reprendre une choppe de bière, tandis qu'Aodhan finissait d'une traite la sienne. Une jeune fille l'approcha, un plateau à la main, prête à prendre sa commande suivante. Perrot fut plus rapide.

« Louison ! Héla-t-il, faisant sursauter la jeune serveuse qui se tourna vers lui avec un regard affligé.
   – Papa, je travaille, répliqua-t-elle sur le ton de l'évidence.
   – Tout juste, vas donc me nettoyer un peu ça ! Ordonna l'aubergiste en lui désignant l'entrée de la salle. Ils m'ont mis de l'eau et de la boue partout, ta mère va finir par glisser et se tuer en courant pour les servir, ces bougres. »

Le ton ne laissait pas de place à la discussion. La jeune femme soupira en regardant sa mère, une femme plutôt corpulente, prendre la commande du jeune forgeron et adressa un nouveau regard assassin à son père avant d'aller s'emparer d'un balais et d'un chiffon avec un agacement à peine dissimulé. Elle lâcha un autre soupire en laissant tomber le chiffon sur le porche sans grande motivation et commença à frotter, ignorant les plaisanteries de Louvain, le fils du boucher.
S'il espérait la convaincre d'être sa cavalière pour la fête du solstice, celui-là, il était très loin du compte.
Car cette fête était tout ce qui occupait l'esprit de Louison ces dernières semaines. Et sans doute celui de toutes les jeunes filles du village. C'était bien la seule occasion de s'amuser et d'être coquette dans une jolie toilette.
Tous les ans les villageoises se mettaient en quatre pour le petit bal. Il fallait trouver la robe parfaite, la coiffure parfaite, les chaussures parfaites, rien ne devait être laissé au hasard. La plupart d'entre elles faisaient elles-même leurs toilettes, se préparant des mois à l'avance, économisant pour pouvoir s'offrir le tissu de leur choix. Louison, elle, n'avait jamais vraiment eu ce problème.
Étant la fille de l'aubergiste, elle était probablement une des plus gâtée. Tous les ans depuis qu'elle était en âge d'y participer, Manon l'accompagnait à la ville et ensembles elles choisissaient la robe. Taillée sur mesure, la toilette était ensuite livrée directement à l'auberge, ce qui ne manquait pas de faire jaser les autres filles.

La jeune femme n'était pas dupe, elle n'était pas vilaine, mais elle savait ne pas être d'une grande beauté non plus. Elle avait un visage et un nez trop longs et elle était un peu voutée, à cause de son activité à l'auberge, toujours penchée pour balayer. Mais elle avait un regard vif et clair et de jolies formes. Et surtout, elle savait ce qui la mettait en valeur et elle pouvait se permettre d'être un peu coquette.
Il ne faisait aucun doute qu'on ne verrait qu'elle à la fête. Surtout grâce à la magnifique robe de mousseline et taffetas rouge qu'elle avait commandé cette année.
A cette pensée, elle sourit et jeta un coup d'oeil du côté d'Aodhan. Peut-être qu'il l'inviterait.


Cela ne faisait qu'un an que le jeune homme avait repris la forge du village. Vertpré avait perdu son forgeron quelques mois auparavant et Aodhan était arrivé providentiellement. Il venait pour prendre un poste à la ville et avait fait halte au village pour la nuit. A l'auberge, il avait appris que la forge était à reprendre et quelques semaines plus tard, avec l'aide de son oncle, il l'avait rachetée et avait reprit le travail. Il forgeait et ferrait les chevaux.
C'était un jeune homme assez tranquille et discret, il était rarement loin de sa forge. D'abord parce qu'il ne manquait pas de travail et ensuite parce qu'il ne semblait pas chercher particulièrement la compagnie des autres personnes.
Mais à l'auberge, avec quelques choppes, sa langue se déliait un peu. Louison aimait le voir parler avec les autres hommes du village et échanger quelques plaisanteries. Elle avait eu quelquefois l'occasion de lui parler et ce qu'elle avait appris lui avait plu.
Aodhan était travailleur, il voulait rembourser au plus vite l'argent que son oncle avait prêté pour être indépendant. Il voulait s'établir et, avait -il dit à la jeune femme, Vertpré était un bel endroit pour le faire.
Il avait préféré s'installer dans un petit village car la foule de la ville le rendait nerveux. Et puis, avait-il aussi avoué, il appréciait la population de ce village.

Quand il venait à l'auberge, il prenait toujours soin de saluer Louison en premier, et l'attention touchait beaucoup la demoiselle. Et bien qu'en dehors de ce petit salut il ne cherchât pas particulièrement sa compagnie, elle s'imaginait déjà à son bras pour la fête. Car après tout, il parlait si peu, et si rarement à des jeunes filles, pourquoi en serait-il autrement ?

Louison sourit à Aodhan, mais celui-ci ne sembla pas la voir. Elle reprit donc son nettoyage en regardant de temps en temps la pluie qui tombait toujours plus depuis le matin, et qui ne semblait pas vouloir cesser. Cette pluie, qui semblait vouloir laver le village pour le rendre resplendissant pour accueillir l'été.

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