LOUISON
Une
pluie diluvienne tombait ce jour-là sur le petit village de Vertpré.
La campagne alentour, d'ordinaire verte et ensoleillée, était
écrasée sous de lourds nuages noirs qui obscurcissaient tant le ciel
qu'il semblait que la nuit était tombée.
A
cette heure-ci, un jour de beau temps, le village grouillerait de
vie. Mais la pluie avait fait rentrer les hommes et les bêtes et,
hormis le chien du boulanger qui aboyait tant et plus comme pour
faire fuir la tempête, on entendait seulement l'eau tomber en
abondance sur la terre qu'elle rendait de moins en moins ferme.
On
aurait pu croire qu'un temps si peu clément aurait attristé les
habitants. Pourtant, malgré l'orage, les villageois étaient
satisfaits. Et même plutôt heureux.
L'été
arrivait, et avec lui ses grosses chaleurs qui abîmaient les
récoltes et fatiguaient les animaux. Les gens du village se
rassuraient donc car la température des derniers jours se trouvait
bien atténuée par cette pluie tant attendue.
Le
bruit de l'eau martelant les tuiles des maisons et le sol résonnait
dans les rues désertées de Vertpré. L'odeur de terre et d'herbe
mouillées commençait à s'insinuer dans la grande salle de
l'auberge, dont la porte était restée ouverte pour laisser entrer
la fraîcheur apportée par l'orage.
A
l'intérieur, une dizaine de villageois parlaient, s'interpellaient
ou buvaient. L'ambiance était amicale, bruyante et portée par des
voix masculines, pour la plupart.
Sous
un tel déluge, on ne pouvait espérer travailler la terre ou sortir
les bêtes et les hommes s'étaient donc retrouvés à l'auberge pour
s'abriter, échanger avec leurs voisins, et bien sûr jouer ou
boire.
Perrot
n'était pas pour s'en plaindre, les jours comme celui-ci
arrangeaient bien ses affaires. Son établissement était à l'image
du village: petit et accueillant et Vertpré n'était pas un lieu de
grande affluence, aussi l'auberge vivait grâce la clientèle locale.
Celle-ci était fidèle mais peu dépensière. Les jours de pluie
changeaient un peu la donne car ils amenaient d'autres gens que ses
habitués.
Aodhan
, qui avait pourtant sa forge à quelques mètres en face de
la taverne sur la place du village, ne se déplaçait pour boire que
ces jours-là.
Un
drôle de garçon, celui-là, songeait Perrot à chaque
apparition du jeune homme dans sa salle. Il venait rarement mais il
avait une descente qui étonnait systématiquement l'aubergiste.
Pourtant on ne l'avait jamais vu saoûl. Aodhan semblait savoir
exactement où s'arrêter.
Pour
le moment, il trinquait avec le boulanger et les deux soldats que le
Duc avait assigné à la sécurité du village.
Raoul
et Meodhor, ceux-là aussi il y avait de quoi dire à leur sujet,
Perrot le savait. Le Duc ne devait pas s'inquiéter plus que cela de
la sécurité de Vertpré pour envoyer deux incompétents comme ces
deux-là. Ils n'avaient pas mauvais fond, au contraire, ils étaient
même plutôt sympathiques pour des soldats, mais l'aubergiste
doutait grandement de leur capacité à protéger tout un village.
Ils passaient plus de temps à l'auberge qu'à arpenter les rues.
Ceci
dit, dès qu'ils pouvaient rendre service, ils le faisaient. Encore
ce matin ils avaient aidé Oreste avec quelques réparations. Mais
ils ne manquaient jamais l'occasion de boire et aujourd'hui était
sans doute une très bonne journée de leur point de vue.
Perrot soupira alors que les deux hommes appelaient sa femme, Manon, en souriant béatement pour reprendre une choppe de bière, tandis qu'Aodhan finissait d'une traite la sienne. Une jeune fille l'approcha, un plateau à la main, prête à prendre sa commande suivante. Perrot fut plus rapide.
« Louison
! Héla-t-il, faisant sursauter la jeune serveuse qui se tourna
vers lui avec un regard affligé.
– Papa,
je travaille, répliqua-t-elle sur le ton de l'évidence.
– Tout
juste, vas donc me nettoyer un peu ça ! Ordonna l'aubergiste en lui
désignant l'entrée de la salle. Ils m'ont mis de l'eau et de la
boue partout, ta mère va finir par glisser et se tuer en courant
pour les servir, ces bougres. »
Le
ton ne laissait pas de place à la discussion. La jeune femme soupira
en regardant sa mère, une femme plutôt corpulente, prendre la
commande du jeune forgeron et adressa un nouveau regard assassin à
son père avant d'aller s'emparer d'un balais et d'un chiffon avec un
agacement à peine dissimulé. Elle lâcha un autre soupire en
laissant tomber le chiffon sur le porche sans grande motivation et
commença à frotter, ignorant les plaisanteries de Louvain, le fils
du boucher.
S'il
espérait la convaincre d'être sa cavalière pour la fête du
solstice, celui-là, il était très loin du compte.
Car
cette fête était tout ce qui occupait l'esprit de Louison ces
dernières semaines. Et sans doute celui de toutes les jeunes filles
du village. C'était bien la seule occasion de s'amuser et d'être
coquette dans une jolie toilette.
Tous
les ans les villageoises se mettaient en quatre pour le petit bal. Il
fallait trouver la robe parfaite, la coiffure parfaite, les
chaussures parfaites, rien ne devait être laissé au hasard. La
plupart d'entre elles faisaient elles-même leurs toilettes, se
préparant des mois à l'avance, économisant pour pouvoir s'offrir
le tissu de leur choix. Louison, elle, n'avait jamais vraiment eu ce
problème.
Étant
la fille de l'aubergiste, elle était probablement une des plus
gâtée. Tous les ans depuis qu'elle était en âge d'y participer,
Manon l'accompagnait à la ville et ensembles elles choisissaient la
robe. Taillée sur mesure, la toilette était ensuite livrée
directement à l'auberge, ce qui ne manquait pas de faire jaser les
autres filles.
La
jeune femme n'était pas dupe, elle n'était pas vilaine, mais elle
savait ne pas être d'une grande beauté non plus. Elle avait un
visage et un nez trop longs et elle était un peu voutée, à cause
de son activité à l'auberge, toujours penchée pour balayer. Mais
elle avait un regard vif et clair et de jolies formes. Et surtout,
elle savait ce qui la mettait en valeur et elle pouvait se permettre
d'être un peu coquette.
Il
ne faisait aucun doute qu'on ne verrait qu'elle à la fête. Surtout
grâce à la magnifique robe de mousseline et taffetas rouge qu'elle
avait commandé cette année.
A
cette pensée, elle sourit et jeta un coup d'oeil du côté d'Aodhan.
Peut-être qu'il l'inviterait.
Cela
ne faisait qu'un an que le jeune homme avait repris la forge du
village. Vertpré avait perdu son forgeron quelques mois auparavant
et Aodhan était arrivé providentiellement. Il venait pour prendre
un poste à la ville et avait fait halte au village pour la nuit. A
l'auberge, il avait appris que la forge était à reprendre et
quelques semaines plus tard, avec l'aide de son oncle, il l'avait
rachetée et avait reprit le travail. Il forgeait et ferrait les
chevaux.
C'était
un jeune homme assez tranquille et discret, il était rarement loin
de sa forge. D'abord parce qu'il ne manquait pas de travail et
ensuite parce qu'il ne semblait pas chercher particulièrement la
compagnie des autres personnes.
Mais
à l'auberge, avec quelques choppes, sa langue se déliait un peu.
Louison aimait le voir parler avec les autres hommes du village et
échanger quelques plaisanteries. Elle avait eu quelquefois
l'occasion de lui parler et ce qu'elle avait appris lui avait plu.
Aodhan
était travailleur, il voulait rembourser au plus vite l'argent que
son oncle avait prêté pour être indépendant. Il voulait s'établir
et, avait -il dit à la jeune femme, Vertpré était un bel endroit
pour le faire.
Il
avait préféré s'installer dans un petit village car la foule de la
ville le rendait nerveux. Et puis, avait-il aussi avoué, il
appréciait la population de ce village.
Quand
il venait à l'auberge, il prenait toujours soin de saluer Louison en
premier, et l'attention touchait beaucoup la demoiselle. Et bien
qu'en dehors de ce petit salut il ne cherchât pas particulièrement
sa compagnie, elle s'imaginait déjà à son bras pour la fête. Car
après tout, il parlait si peu, et si rarement à des jeunes filles,
pourquoi en serait-il autrement ?
Louison
sourit à Aodhan, mais celui-ci ne sembla pas la voir. Elle reprit
donc son nettoyage en regardant de temps en temps la pluie qui
tombait toujours plus depuis le matin, et qui ne semblait pas vouloir
cesser. Cette pluie, qui semblait vouloir laver le village pour le
rendre resplendissant pour accueillir l'été.
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