samedi 10 novembre 2012

Conte de Vertpré - Partie III


MERRICK

Épuisé.
Merrick était toujours épuisé. Depuis qu'il avait fini d'apprendre les bases de son métier et qu'il travaillait avec son père, il était épuisé.
Épuisé de couper et de travailler le bois, épuisé de l'assembler, épuiser de le porter.
Pourtant, il aimait le bois. C'était ce qu'il en faisait qui lui déplaisait. Lui qui avait rêvé de bâtir des maison et des échoppes, de sculpter des enseignes. Au lieu de cela, il devait concevoir des cercueils.
Lui qui n'aspirait qu'à créer pour les vivants devait se contenter de servir les morts.

Merrick ne dénigrait pas la profession de son père, bien au contraire. Après vingt-deux ans passé dans une famille de croque-morts, il savait le métier important et essentiel. Toutefois, ce n'était pas ce qu'il avait envisagé pour son avenir. Pourtant il avait conscience que l'affaire familiale se transmettait de père en fils, à tel point que personne parmi ses proches ne lui avait jamais demandé ce qu'il voudrait faire quand il serait plus grand. Hélas, c'était le lot de bien des enfants ayant grandi à la campagne. Les parents n'avaient pas toujours les moyens d'envoyer leurs progénitures à la ville pour leur payer un apprentissage autre que celui qu'ils pourraient leur transmettre eux-même sans avoir à débourser le moindre sous. Merrick n'avait pas échappé à la règle. Il ferait des cercueil et garderait le cimetière, comme son père.

Cela ne l'avait, bien sûr, pas aidé à se faire des amis.
Depuis tout petit, il était montré du doigt par les autres enfants. Tous pleins de vie, ils rechignaient à être en compagnie du fils du croque-mort.
Toutes sortes de superstitions se faisaient entendre à son sujet. Parfois même directement en sa présence. Les gens parlaient de lui comme s'il n'était pas à portée de leurs voix.
« Il porte malheur » disait-on, « il attire la mort », « il a fait un pacte avec les fées », « il parle aux morts », et bien d'autres fantaisies propres aux esprits étriqués des petits villages comme Vertpré.
Au début, ces remarques blessaient le jeune garçon qui, n'ayant jamais rencontré aucune fée ni conversé avec un fantôme, ne comprenait pas ces fariboles. Il était juste peiné d'être mis à l'écart, simplement parce qu'il était le fils de l'homme qui prenait en charge les morts du village.
Son père aussi était passé par là, et il avait appris à vivre en dehors de la communauté. Comme si le cimetière et leur maison était un autre univers, collé au village sans jamais pouvoir le toucher. Les seules interactions entre ces deux mondes avaient lieu lorsque quelqu'un décédait. La famille du mort venait parler au croque-mort. Celui-ci devait se déplacer dans le village pour ses affaire, et cela faisait parler les gens jusqu'à l'enterrement.
Puis les deux univers reprenaient leurs chemins, côte à côte, sans se regarder.
Même lorsque quelqu'un venait se recueillir sur une tombe, il ne semblait pas remarquer la maison ou ses habitants.
Et cette isolement avait longtemps affecté le petit Merrick.

Puis, en grandissant, il avait commencé à faire comme le reste de sa famille. Il avait appris à laisser dire les gens, à ne plus être touché par leur stupidité.
Comme son père, il devint détaché. Blasé par les gens du village, en particulier ceux de son âge.
Le jeune garçon avait aussi finit par s'habituer à rester dans le cimetière, qui était sans équivoque l'endroit le plus silencieux du village. Il en aimait le côté solennel, presque sacré.

Le cimetière était situé à l'écart du village, en haut d'une des imposantes collines qui le cernait, et la maison des croque-morts se trouvait juste à côté de son portail.
Il était à l'endroit qui représentait le mieux le ressenti des gens du village concernant leurs chers disparus. Les morts n'avaient plus rien à faire avec les vivants, mais il devaient pouvoir les observer pour veiller sur eux.
Et il est vrai que depuis le cimetière, la vue était imprenable.
Merrick aimait grimper sur le toit du tombeau de la famille du maire, le plus haut de tous, pour profiter du paysage le plus possible lorsqu'il sculptait des petits sujets.
C'était Oreste qui lui avait appris à tailler des animaux dans le bois, un peu par hasard.

La ferme d'Oreste était la bâtisse la moins éloignée du cimetière, un de ses prés allait même jusqu'aux abords du terrain alloué à la famille de Merrick. Celui-ci avait donc souvent l'occasion d'y voir les bêtes du fermier.
Un jour, alors que Merrick ne devait pas avoir plus de dix ans, il se fit chahuté une énième fois par les enfants du village et, tout naturellement, rentra donc se réfugier parmi les tombes pour y pleurer tout son soûl. Une main réconfortante s'était posée sur son épaule.

« Un grand garçon comme toi ne pleure plus, lui avait dit Oreste sur un ton bienveillant mais ferme.
– Les autres... C'est à cause des autres que je pleure. Ils me mettent en rage !
– Alors ne leur fais pas plaisir en leur donnant ce qu'ils veulent. »

Merrick avait regardé avec étonnement le fermier. Il n'avait jamais vu les choses sous cet angle.
De sa poche, Oreste sortit un petit mouton sculpté grossièrement dans du bois et le tendit au jeune garçon qui le prit avec précaution et l'observa. Ce n'était pas très réaliste et le bois n'était pas vernis. On aurait dit que le morceau d'olivier que le fermier avait choisi avait déjà eu la forme vague d'un mouton que l'homme l'avait simplement affiné pour que chacun puisse y reconnaître l'animal.

« Quand on est contrarié, on s'occupe intelligemment pour ne plus y penser, fit Oreste un peu bourru. Voilà ce que je fais, moi. Si tu veux, je peux t'apprendre. »
Merrick avait accepté, fasciné par cette nouvelle philosophie et, surtout, par la possibilité de créer quelque chose.

Le fermier lui dit qu'il pouvait garder le petit mouton, puis il commença par lui expliquer comment trouver le bon morceau de bois, celui qui racontait déjà une histoire. Celui dans lequel Merrick voyait déjà quelque chose. Il lui demanda d'en trouver au moins un pour le lendemain.

A l'époque, Oreste venait de perdre sa mère et, durant l'année que dura sa période de deuil, il venait se recueillir chaque jour sur sa tombe, parfois avec sa femme et sa fille, et le plus souvent seul.
Et, chaque jour, il retrouvait Merrick et ensembles ils sculptaient un petit sujet. Il ne se parlait que pour demander ou expliquer des détails sur le bois.
Puis un jour, le fermier ne vint pas. Ses visites commencèrent à se faire irrégulières après un an. Et finalement, il ne se déplaça plus qu'une fois par an, pour l'anniversaire de la mort de sa mère.
Mais même sans Oreste, Merrick continua de sculpter le bois.
Au début, ce n'était que pour calmer ses diverses contrariétés, puis ce fut tous les jours. Finalement, il comprit que même une bête planche de bois avait des choses à raconter, alors il se mit à sculpter sur toutes sortes de supports.

Puis, un jour, son père commença à lui apprendre à travailler le bois « sérieusement », comme il disait, pour construire des cercueils. Et son apprentissage officiel de fossoyeur commença.
Des mesures du mort à l'enterrement lui-même, il devait tout apprendre.
Sa seule consolation avait été de pouvoir sculpter les croix.
Et depuis qu'il avait débuté en tant que croque-mort, Merrick était épuisé.

Ce jour-là, avec la pluie qui tombait, impossible d'apercevoir grand chose du village depuis le cimetière. Merrick distinguait tout juste les bêlements des moutons d'Oreste.
Le jeune homme soupira, les yeux fermés, puis les rouvrit pour regarder les éclairs traverser les nuages. Le ciel sombre, la pluie et l'orage donnaient au cimetière des allures fantomatiques, mais le jeune fossoyeur y était habitué.
A l'abri sous le porche du tombeau de la famille du maire, il attendait que la tempête se calme. Au moins demain il fera un peu frais, songea-t-il.
Avec la chaleur des derniers jours, il n'avait pas eu le courage d'aller au village emprunter son cheval à Raoul pour aller jusqu'à la ville. Pourtant il devait s'y rendre, comme beaucoup de jeunes gens, pour récupérer son costume pour la fête. Mais voyager par des températures trop élevées le fatiguait.
Il avait toutefois hâte que les célébrations commencent. Contrairement à ce que les villageois laissaient entendre au sujet de sa famille, Merrick et son père adoraient fêter le solstice.
C'était la seule occasion qu'avait le jeune homme de fêter quelque chose avec les autres, considérant que ses seules interactions avec les gens de Vertpré étaient rarement festives.
Les jeunes gens du village étaient toujours surpris de le voir pour le Solstice, et ils l'étaient d'autant plus quand Merrick dansait parmi eux, car il était assez bon danseur. Parfois même, il avait une cavalière. Le plus souvent c'était la fille d'Oreste, Heolia.
Heolia qu'il avait rencontré quelquefois à l'époque où Oreste venait au cimetière tous les jours.
Ils n'étaient pas vraiment amis, dans la mesure où ils s'étaient rarement échangés plus que quelques mots, ils s'entendaient toutefois plutôt bien. Du moins Heolia ne considérait-elle pas Merrick comme un étranger.
Etait-ce dû au fait que, comme sa propre famille, la famille d'Oreste vivait à l'écart du village ? Comme un intermédiaire entre les fossoyeurs et Vertpré, un lien entre les deux mondes.

Heolia était la personne que Merrick voyait le plus souvent en dehors de son propre père. Tout le printemps et tout l'été elle passait ses journées dans la campagne autour de sa maison et le jeune homme allait parfois lui tenir compagnie. Comme lui, elle aimait le silence. Parfois ils passaient des heures sans se parler, avec pour seul bruit autre que ceux de la nature, celui du couteau de Merrick sur le bois qu'il sculptait.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce qu'ils dansent parfois ensembles, bien que cela fasse parler les gens.
Mais il y avait bien longtemps que Merrick n'écoutait plus les gens.

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